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La couleur de l’argent


Un tel sujet ça m’a troublé. L’argent, ça va ça vient. On s’en sert sans beaucoup s’interroger à ce propos. J’ai retourné mes poches, vidé mon portefeuille et j’ai pris conscience que mon argent, il avait de la couleur, mais pas qu’une. Les pièces étaient tantôt jaunes, tantôt ocres, et les billets bruns, rouges, bleus ou verts. Ca sert à les distinguer, ai-je pensé, agréablement surpris de ma perspicacité. Mais j’ai pas trouvé de couleur spécifique à l’argent ou ça m’a échappé. Alors ce que j’ trouve pas dans la réalité, je l’cherche dans les livres. J’ai donc pris un dictionnaire et j’ai cherché. Et j’suis tombé presque tout de suite sur " couleur de l’argent ". C’était expliqué : " qui a la blancheur, l’éclat de l’argent ." Qu’on trouve de l’éclat à l’argent, je l’admets, mais qu’il soit blanc, couleur de l’innocence, j’y ai pas cru, car l’argent, il est mis plutôt au banc d’infamie. Il l’est tellement , infâme, qu’il contamine aussitôt ceux à qui on en propose, malgré leur honnêteté foncière. D’ailleurs j’ai vu un peu plus loin qu’il y avait des hommes et même des femmes d’argent, et ça n’avait pas l’air tellement flatteur . Saisi par la curiosité, j’ai poursuivi mon enquête. L’argent, il a toutes sortes de noms bizarres, des pseudonymes qu’on utilise quand il s’agit de l’argent sale : blé, braise, flouze, fric, pognon, oseille. Pourquoi " sale "? J’ai pas élucidé. On m’a dit que c’était une métaphore, comme pour " l’argent propre ", mais encore une fois sans pouvoir me fournir d’exemple, vu que l’argent propre, il est rarissime, à moins qu’ce soit celui du crime qu’on a blanchi, j’me demande comment. En tout cas, pour la couleur, entre le blé, la braise et l’oseille, ça créait un nouveau désaccord : blé, c’est jaune, braise, c’est  rouge, oseille, vert . J’étais pas plus avancé qu’avant, mais j’ai appris plein d’choses sur l’argent que j’ignorais,entr’autres, qu’on peut payer des choses tantôt en argent ou en nature, et ça m’a rappelé l’histoire d’une copine qui m’avait emprunté 300 euros et qui m’a demandé ensuite en riant si je voulais qu’elle me paie en argent ou en nature. J’ai pas très bien compris ce qu’elle voulait dire. Elle est devenue très très gentille avec moi, et m’a bientôt jeté son soutien-gorge et son slip à la figure, alors j’ai pas résisté à la sollicitation, mais la chose faite, quand je lui ai réclamé l’argent qu’elle avait oublié de me rembourser, elle m’a traîné plus bas que terre. Elle m’a dit qu’elle m’en avait largement donné pour mon argent, et qu’elle avait encore jamais rencontré un mec aussi  radin et goujat que moi. J’l’ai plus jamais revue. Dans la vie, y a des malentendus inexplicables. Y a aussi l’argent qui dort, et qui doit pas être le même que celui après lequel on court, celui qu’on met en jeu ou qu’on perd au jeu. Y a également celui qui vous fond dans les mains comme y a celui qu’on jette par les fenêtres. Depuis j’ rôde dans les cours ou sous les tours pour me donner une chance d’en ramasser, mais jusqu’à présent sans succès. J’ai toujours fait sou blanc,
         C’qui m’a surpris aussi, c’est qu’il y a de l’argent liquide, c’est peut-être le même qui fond ou qui vous coule entre les doigts, même si ça peut paraître paradoxal, le sec et le mouillé. En contrepartie, y en a du solide, compact et paraît-il infranchissable et qui serait le mur de l’argent. De l’autre côté de ce mur, ceux qui naissent ont une cuiller d’argent dans la bouche. Ça ne doit pas les aider à téter leur mère. Prendre le sein à la petite cuiller, j’ai du mal à l’imaginer. Peut-être que la mère se fait traire et qu’ensuite elle fait boire le lait au petit avec la jolie cuiller. Pourquoi pas? Après tout, y a des bébés, dit-on, qui tètent leur mère avec une paille. Moi, c’est pas mes manières, quand j’tète , c’est directement au mamelon. Non, j’aime autant être du côté de mon mur à moi où on supporte les mauvaises  manières.
         Pour en revenir à la couleur de l’argent, finalement, je la connais pas. L’argent, j’en vois rarement la couleur et il me file aussi sec entre les doigts, tout comme s’il était liquide. Une chose que j’ sais quand même à l’usage, comme tout l’monde, c’est qu’il a pas d’odeur. C’est un empereur romain , Vespasien, qui l’a dit, y a 2000 ans, vu qu’il avait inventé les urinoirs et qu’il fallait payer pour s’en servir. Ca puait fort la pisse, mais le sersterce, il puait pas. Son point de vue l’a finalement emporté, car j’ai jamais rencontré quelqu’un, même cousu d’or ou d’argent et puant d’arrogance qui se plaignait de son odeur, ni d’ailleurs de sa couleur. 
         Pendant qu’ j’y pense, y a un argent qu’annonce sa couleur, c’est le dollar. Toujours vert. Au moins, il a de la franchise, une franchise que personne n’apprécie. Il est chargé de tous les péchés d’Israël. mais comme le dit un dicton albanais à propos du vin: Le vin est innocent , l’ivrogne seul est coupable. Le grand coupable, ce n’est peut-être pas l’argent, mais l’homme qui en a l’usage.
         L’argent, si on s’interroge sur sa couleur, c’est pas parce qu’il en manque, mais bien parce que chacun veut en avoir le plus possible, quelle qu’en soit la couleur.
         Chut, il ne faut pas le dire ouvertement que nous sommes tous des canailles. Vos scrupules, m’sieurs dames, dites m’en le prix, pas le dernier, je l’sais d’avance qu’on peut  le marchander. Mais franchement qui de nous vaut encore  assez cher pour être acheté ? 


Albert Pesses