
OPUS INCOGNITUM
Nous sommes nos propres métaphores
si labiles dans nos corps changeants
qu’au fil des pages le temps dévore
peau cheveux os nerfs ligaments
Les comparaisons qui délirent
entre l’idée et la matière
les oxymores des désirs
qui nous assemblent et nous lacèrent
Une main griffonne parfois oublie
sur les trottoirs dans les abîmes
du quotidien ces manuscrits
inachevés et anonymes
PRIERE DU SOIR
Il écoute
l'oraison sombre
de tes cheveux
qui descend
vers le creux de l'échine
Il gravit
les marches
de tes silences
FOR INTERIEUR
L’abside des souvenirs qui se creuse –
fond de l’église trapue de notre âme –
quand elle-même partirait en voleuse
tant l’oubli et le vide la réclament
Elle prendrait des pilules aurifères
pour faire taire les silences et les cris –
comme les couleurs violentes des verrières
tuent doucement toutes les teintes du gris
Elle boirait des cocktails du Léthé
différents au rivage de chaque bar
qui mélangent les hivers aux étés
dans le corps qui revient et repart
Elle irait ivre dans les rues qui fuient
s’accrocherait aux grilles des jardins
fermés – pour vomir toute sa nuit –
pluie acide et torrents alcalins
CREDO
Elle-Il
Il-Elle
Ainsi est-Il
Dieu des rocs tendres
des hirondelles
Dieu des asiles
des âmes-îles –
gèle à pierre fendre
brûle à grand feu –
deviennent cendre
nos pas de deux
LE FLOU ORIGINEL
Regards de verre de pierre d’eau et de froid
qui fendent brûlent dissèquent violent et soignent
sous le linceul de la paupière qui bat
l’œil du soleil sur l’envers des montagnes
Paroles seules – prises dans un souffle ou râle
des pensées grises rouges ou noires d’amour
Ondes des peaux entrailles des cathédrales
des corps – qu’une fois bâties la mort savoure
Masques de danse et jeux de carnaval
Tendresses traquées faiblesses passées au crible
par l’aréopage d’instincts acéphales
Sondées sans fin des énigmes insolubles
Arrive pourtant la drogue douce des baisers
élus entre tous l’eau-de-vie – vieil absinthe
d’un sexe unique pour toujours dériver
apaiser les bords des blessures disjointes
Cela affole braque dérègle et résout
tout – peut faire d’une petite pute une vestale
et un trouvère d’un baiseur triste et fou
dans le flou du mystère inaugural
_ _ _
Déjà là –
aux carrefours du passé –
cet amour –
un bouleau clair et souple –
berçait mes pensées sous le ciel
me désaltérait
_ _ _
Je vais vers toi
j’entre en toi
comme dans une tendre coulée d’ombre –
sur une corde de lumière
tendue entre nous
depuis ce regard dans la vitre –
à travers les arbres sombres du passé
les prés ensoleillés
à travers les déserts froids
_ _ _
Quand tu reprendras
le chemin de mon corps
des cimes de mes seins
et les sentiers abrupts de mes hanches
pour descendre vers le lagon tiède de sommeil –
mes yeux se fermeront sur toi
mes cheveux te chanteront leurs berceuses
_ _ _
Par ma fenêtre
je vois le monde
Un rouge-gorge boit dans la coupe
d’une pomme déposée sur la table du jardin
Le buisson ardent du forsythia
me parle de la lumière
Les veines des branches
encore nues
promettent de s’ouvrir de vie
sur la carte flottante du ciel
Deux pies
artisans silencieux délicats
tissent patiemment
un berceau
CURRICULUM VITAE
I
Je suis une petite voix
dans le gouffre du monde
qui vacille sur les toits
nage dans les nuits profondes
Je suis un cheveu blanc
d’une vie disparue
un visage lisse qui ment
un lendemain de pluie
un ange qui se damne
pour le feu de l’errance
Je suis une petite âme
dans ce trop grand
silence
II
J’entre dans la carrière
du marbre de ta vie
Je suis ses veines de pierre
et ses silences qui crient
Je tourne sur les sentes
qui ne mènent nulle part –
des voyages que j’invente –
arrivée bien trop tard
Comme dans une vieille chapelle
les ogives des mains jointes
brûlent le ciel des prières
des putains et des saintes –
je te prie de chaque geste
de chaque mouvement du sang –
je prie tout ce qui reste
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Mon coeur –
un colibri palpitant
dans la forêt sombre de ta vie
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La libellule
du baiser –
son envol immobile
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Des larmes retenues –
une pluie à l’envers
un torrent qui remonte les rochers
MAGRITTE
Tu joues
sur les cordes sensibles
de nos certitudes
nos rêves
nos délires
avec un tesson de verre
un grelot
un rocher
plus léger qu’une nue
dans l’incompréhensible univers
décomposé
sans fin –
CHANSON PERDUE
J’étais ni pauvre
ni une paumée
J’étais une femme
qui a aimé –
une jolie femme –
cœur vif-argent
corps comme une flamme
au rire tremblant
Je suis restée –
vidée d’un homme –
au bord d’une route
banale en somme –
ou d’une fenêtre
comme une vie –
au bord des larmes
qui ne coulent plus
D’abord je me
soûlais de corps
d’hommes passants
et d’alcools forts
J’ai pris congé –
longue maladie
J’ai pris congé
de toute ma vie
Puis j’ai perdu
jusqu’à mon deuil
Plus aucun rêve
juste le réveil
Je me déguise –
dentelles ou cuir
putain-surprise
Joie de mourir
d’être à moi-même
méconnaissable –
priant qu’il vienne –
marchand de sable
BOJENNA ORSZULAK
