
LE DICO
Je prends mon vieux dico par la peau du dos et le secoue bien fort, tête en bas, jusqu'à ce qu'il vomisse, sur la nappe trop blanche, tous les mots dont il s'est gavé. Rompus les rangs, brisées les colonnes de l'académisme, les mots rejettent l'ordre alpha et bétique, l'ordre établi et grouillent maintenant sur la table devenue noire. A l'oubli, je dédie la couverture, les feuillets vides et vierges, inutiles désormais, puis je franchis le pas qui mène à l'intérieur de la fourmilière de mots. Pour célébrer leur liberté retrouvée, les mots en mon honneur, donnent une petite fête. Avec les mots d'esprit, j'échange quelques bons mots et fais divers jeux, calembours et contrepèteries. Les gros mots comme de bons gros matous, viennent à ma rencontre, arrondissant le dos, ils se laissent caresser, apprivoiser, dompter. Je salue le participe qui, pressé, ne fait que passer pour s'en aller retrouver ses deux compères Etre et Avoir. J'applaudis l'arrivée d'une course de mots courants. C'est un vocable qui règle au sprint un concept et un adjectif. Les termes techniques m'entretiennent un moment des difficultés du monde mécanisé, robotisé, rentabilisé, informatisé pendant que les archaïsmes radoteurs sucrent les fraises au fond du potager, avant de s'en aller mourir à l'hospice. Une famille de mots m'invite en sa demeure où, émerveillé, je me penche sur le berceau de leur dernier néologisme. En sortant, je rencontre mots un peu pédants, un peu snobs, qui tiennent à me montrer leur arbre étymologique et leurs nombreuses lettres de noblesse. Par contre, je sympathise tout de suite avec les mots familiers, les mots argotiques et les expressions populaires, leurs compagnes. Pour ne pas avoir d'ennuis, j’évite soigneusement les mots à double sens, ambigus, équivoques.
Les verbes pronominaux, très réfléchis me présentent le verbe abstrait quelque peu impénétrable, le verbe concret très terre-à-terre, mais brave gars. Je serre la main du verbe auxiliaire qui attend depuis longtemps sa titularisation comme fonctionnaire au Ministère de la Culture et, ensemble, nous faisons un bout de chemin qui nous amène à croiser le verbe régulier qui n'a jamais eu d'histoire, le verbe irrégulier pas toujours honnête, puis le verbe défectif sur lequel il ne faut pas trop compter et qui perd parfois la notion du temps. Nous parlons au verbe impersonnel toujours aussi froid, aussi distant.
Au détour d'une rue, le verbe d'action, juché sur un banc public, flanqué de son camarade, le mot d'ordre, harangue une foule de mots anonymes mais déterminés, habillés de bleus.
Un peu plus loin, indifférent à tout cela, le verbe de mouvement fait sa culture physique.
Ensuite, nous congratulons le verbe d'état, promu Ministre de la santé pour mener combat contre les maux de tête, toujours en compagnie du verbe d'opinion qui, bien entendu, a son idée sur la question.
Pour clore la soirée, maintenant que voilà la nuit tombée, je vais, comme il se doit pour la saison, au théâtre de verdure où le fin mot de l'histoire, voulant toujours avoir le dernier mot, annonce la représentation de la dernière comédie des célèbres auteurs, Racine et Radical, une reconstitution historique s'intitulant «Les Mots Croisés.»
Le mot pour rire, à l'entracte, débite maint quolibet.
Mais hélas, le moment de nous séparer est arrivé et mes amis m'offrent en présents quelques mots rares à repiquer dans un coin ombragé de mon jardin secret.
Guy Savel
