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Enterré


     Geysers de boue, pluie de débris à moins de cent mètres, fumées, jour incertain. La canonnade s’éloigne et cesse. C’en est fini de la préparation d’artillerie. Un silence de mort tombe, déchiré par quelques coups de feu isolés et des salves lointaines.
     Baïonnette au canon ! S’élancer, traverser le no man’s land, donner l’assaut, avant que l’ennemi n’ait pu réorganiser ses défenses, mettre en batterie mitrailleuses et artillerie de tranchée. L’heure approche. Derrière le parapet, le capitaine consulte sa montre. On dresse les échelles. Les gravissent les fantassins chargés d’ouvrir un passage dans les barbelés. Dans un cliquetis de métal, le bruit des baïonnettes qu’on ajuste, celui des fusils que l’on arme. La main retombe. C’est l’heure. Pistolet brandi, l’officier sort le premier de la tranchée. Les hommes suivent, emportés dans un hurlement. « En avant ! » Debout dans la tranchée, la vague d’assaut escalade le parapet et se rue à découvert. Cinquante, cent mètres, cent cinquante au plus à parcourir avant d’atteindre la tranchée adverse. Un paysage que l’on n’est pas près d’oublier : lunaire.
     Les premiers mètres ne sont pas encore franchis que tombent déjà les hommes. La terre entre en convulsions. Canons, mortiers, crapouillots, armes à tir courbe, fusils, c’est un déchaînement subit de part et d’autre. Le sol tremble jusque loin à l’arrière. Devant, derrière, précédée du hululement caractéristique et des soldats qui se jettent à plat ventre, terre et boue noirâtres jaillissent en geyser, dissimulent, recouvrent et enterrent les fantassins. Ceux que l’explosion ne volatilise pas et ne fait pas retomber, la tête par ici, le pied par là en une pluie de lambeaux humains, se redressent, ensanglantés et couverts de débris. Rampants ou courant, s’abritant derrière un morceau de mur intact, des cadavres, un tronc sectionné, ils poursuivent, hébétés.
     Fait-il nuit, est-ce déjà le jour ? Ce n’est pas un rayon de soleil qui luit, mais une fusée éclairante qui éclate, suivie d’autres, et projette sa lumière jaune sur le sépia et l’orangé du champ de bataille. On la croyait anéantie par la préparation d’artillerie. Erreur fatale, la tranchée s’éveille soudain. Elle entre en éruption. Des feux nourris, des tirs de mitrailleuse et des explosions par groupe serré et rapprochés taillent dans la compagnie, fouillent chairs vives et chairs mortes, cadavres en décomposition et fantassins cloués au sol. Ni reste de mur ni parapet derrière lequel s’abriter. Se jeter dans un trou d’obus. Guetter l’accalmie. L’avance est chaotique. La vague est brisée.
     Le nid de mitrailleuses est à trente ou à quarante mètres. Se ruer, un caporal et cinq hommes, dans le déchaînement des tirs de couverture, parvenir à portée, dégoupiller, se redresser, lancer, se jeter à terre, envoyer encore quelques grenades. Des flammes, les lueurs des départs, détonations, explosions, de nouveaux morts dans les deux camps, les mitrailleuses hors de combat dressent leur affût tordu vers le ciel, recouvertes par le tas informe que forment serveurs et terre retournée en tous sens. 
     Nettoyée à la grenade, au fusil, au couteau, à la baïonnette, la tranchée, abandonnée pour une deuxième ligne plus sûre, fournit un mauvais abri. Bientôt tombent les obus convergents des deux artilleries, tuant ou blessant les rescapés. Rares sont ceux qui échappent. Sans armes, sans casques, l’uniforme en loques, livides, sanglants et recouverts de terre, ils réapparaissent titubants à demi, courant en zigzag pour désorienter les tirs, éviter barbelés et trous d’obus. Hébétés, commotionnés, errants, cherchant la tranchée de départ, divagants.
     Ici où là, c’est indifférent. Si mon grand-père n’était pas de ce combat, il était d’un autre. Sous la pluie et dans la boue, sous la neige et dans le gel, été comme hiver, se répète le même cauchemar. Attaques et contre-attaques. Miraculeusement indemne en apparence m’apparaît mon grand-père debout sur le parapet. Indifférent au risque couru, inconscient d’offrir une cible tentante, il se dresse enveloppé dans son manteau d’uniforme. Il tient dans ses mains ses deux pieds bandés et gelés. Il me fixe d’un regard déjà lointain. Il glisse au fond de la tranchée. Une explosion le recouvre d’une fine couche de terre.
     Je me frotte les yeux. Ils viennent vers moi ces pieds gelés pour que je recueille l’homme auquel ils appartiennent. Ils attirent vers moi, qui marche vers lui, le soldat dont je porte le prénom, qui existe en moi, ombre diffuse jusqu’alors, que je ne connais que depuis que j’écarte les morts trop glorieuses des martyrs de la Résistance. Le voilà encore, regardant du haut de la tranchée, tenant en offrande ses pieds et ses jambes gelées, le sang dont je dépends dans mon être, ce matricule 1820, qui m’habite sans que je connaisse ses dimensions, qui m’appelle et me parle, contenu dans le peu que je sais et dans le sourire qu’il adresse du haut de la photo, qui le représente à son travail entrain de télégraphier.



Michel Jamet