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Isabella


Que faisait donc là la belle Isabella?

Entraînée par quelques amis, discussion d'une soirée animée, on est d'accord, on ne se dégonfle pas, on est partis...

Le pont si haut, dessous le vide, et l'Isabella livide, à l’élastique accrochée, et le petit ruisseau, tout en bas, si petit qu'à peine on le voit...

C'est pas sensé ces sensations, le vtt, la grimpe, l'avion, l'escalade avec Catherine de la face nord de l'Empire State Building, les plongées, lestée de plomb, à deux cents mètres, en apnée. Il fallait un treuil pour remonter...

Tout essayer pour sentir là battre le coeur, Isabella, las ! plus grand chose ne l'éprouvait, pas même voyager dans un train sans ticket...

C'était bien le temps des découvertes, les prises de risque, le coeur alerte, même les alertes: Elle en avait fait déplacer des flics, des maîtres nageurs et des pompiers, et les pinpons et les ponpins résonnaient dans sa tête ce matin.

Par soif d'émotions, elle avait lu tous les livres qu'elle trouvait, vu tous les films, tous les tableaux, voulant connaître chaque sensation, écoutant chaque musique, poursuivant sa quête initiatique, mais, au fond, elle cherchait quoi chercher, même dans le moindre bibelot.

Elle s’était même perdue deux mois dans Proust. C’était d’avoir gardé près d’elle le dernier tome qui l’avait sauvée : deux mois perdus, mais enfin le temps retrouvé.

Après Guernica, elle avait eu beaucoup de mal à retrouver son intégrité physique. À peine recollée, c’était pour tomber dans Ferdinand Léger...

Même le théâtre l’avait tentée, elle joua la torche vivante dans l’Alouette. Son ami de l’époque jouait l’abbé Cauchon, de bons souvenirs ...

Et puis quoi encore ? Et puis les hommes aussi, un, deux, trois, je vais dans les bois, et puis à deux, à six, à dix, jusqu'à s'user, jusqu'à plus soif, et puis l'angoisse de ne plus avoir envie de boire...

Et puis quoi encore? La voltige, ou les accessoires...

Elle se rappelait qu'elle avait même essayé d'aimer, mais pas jusqu'au bout, elle n'avait pas osé, c'était trop fort, trop risqué. Si on n’est pas équipé Téflon, on finit toujours par s’attacher...

Un petit vent frais sur ses tempes humides, elle s'élança, se jeta, émotion forte ?

Déçue, au fond...

Au fond un petit ruisseau qui coulait toujours, et le compte à rebours avait commencé, car hélas, TIC, l'élastique, TAC, se cassa, CLIC, dans un claquement sec, CLAC, tombée dans la flotte, FLAC, pas assez de fond, explosion, raz de marée...

Et le petit ruisseau coulait toujours, rouge, mais reprenant peu à peu sa limpidité...

Ce saut-là propulsa Isabella plus haut qu'elle n'était jamais montée, c'est saint Pierre qui l’accueillit, amusé, avec son bout d'élastique au pied.

- Ma chère enfant, lui dit-il, au ciel, nous ne pouvons rester indifférents à ceux qui mettent tant d’empressement à nous rejoindre, votre place est réservée depuis longtemps, nous vous attendions plus tôt...

Savez-vous que le saut à l’élastique fut pratiqué par notre sacré Jésus ? Il avait sauté de si haut, qu’il resta cloué au sol, mais il finit tout de même par remonter...

D'un geste large et majestueux, il la prit par les épaules et la conduisit dans les nues, au paradis.

Là, Isabella, regardant autour d'elle, pensa plein de choses inconnues, plein de tentations de tentatives, plein d'essais à essayer...

D'abord, même si ça dérange, l'amour avec les anges, et puis le surf sur les nuages, la voie lactée en apnée...

Ecouter la musique des planètes et puis inviter tous les saints pour faire la fête, rejoindre la lune, faire une croisière en voilier sur la mer de la Tranquillité, voyager à dos de comète, s'éclater contre un astéroïde et provoquer une pluie d'étoiles...

Tout ça et bien d’autres choses, son audace sera désormais sans limites...

Le temps qui n’existe pas là-haut a passé d’autant plus vite, les expériences se succédèrent à un rythme d’enfer, le paradis pour elle...

Plus de peur, plus de frisson pour elle, mais elle s’amuse quand même...

Aucune crainte : si elle tombe, elle chute de rien, donc aucun danger pour la chute de reins qu’elle a fort belle, Isabella.

Gare aux dégâts pour d’autres qu’elle ...


Pierre Rémy