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BOBOS ET FANTÔMES


Rotonde de Ledoux, métro Stalingrad ; nappe de lumière froide plombant le ciel, sous les nuages de nuit ! C’est Paris. Paris-cirque, Paris-théâtre. Peuplé de vivants et de morts.

Des morts de toutes les époques, traînant dans les airs.

Innombrables !

Toutes les générations sont là ! Qui ont usé le temps, comme les vivants usent leurs vêtements dans le métro ou sur les bancs publics.

Ils flottent dans les airs depuis les temps reculés de la guerre de cent ans ou de François Ier. C’est bien par leur faute que le ciel de Paris est si souvent sombre. Couvercle grisâtre posé sur le flux des vivants.

Des corps entiers, filandreux, flottant sur les effluves de la ville.

Ils y redescendraient bien nos morts, dans nos cinémas, nos théâtres, nos restaurants !

Ils nous pousseraient bien de la fesse des terrasses des cafés, prêts à reprendre la fête, prêts à reprendre du service, illico, dans les sempiternelles saturnales parisiennes.

Nous les gênons, c’est sûr ! Nous leur avons pris la place. La place qu’autrefois ils tenaient, quand chapeautés de hauts de formes, vêtus de velours côtelé et gantés de soie, ils arpentaient les boulevards. La place qu’ils ont perdue un beau soir, tout à coup, verre à la main, égrillards, cravates débridées, sûrs qu’ils étaient pourtant, de leur éternité !

Rien n’y a fait, ils ont passé sans comprendre, comme victimes d’une faute de goût. Et nous avons pris leurs places… dans les rues…, les cafés …, les théâtres…, les restaurants…, et ils sont restés, eux, dans les limbes du ciel de Paris ! Vindicatifs ! Nous demandant restitution !

Mais nous les vivants, sommes là ! Fiers, fiers d’être là ! POUR TOUJOURS ! croyons-nous ! Car, nous, logés dans la délicieuse aubade parisienne, sommes sûrs de notre fait. Nous ne pensons pas devoir mourir .L’éternité nous est acquise en quelque sorte par droit de péremption naturelle. Le bocal parisien a beau être cerné par cette multitude de morts avides  disposés en gradins concentriques au-dessus de nos têtes, nous sommes sûrs, nous , d’être là, pour toujours.

Car Paris est une classe, ce n’est pas un lieu. Il faut lui appartenir, que ce soit en chambre de bonne, en meublé garni ou en hôtel particulier. Il faut être de la tribu ! Car depuis trente générations, les gestes, les attitudes et les propos, s’y répètent à peu près sur le même ton. Ce lieu est générateur d’une grammaire, ivre de ses redites. Le silence et la mort ne lui sont pas nécessaires. Il fabrique de l’éternité. De cette éternité de bazar prête à tous les usages.

D’ailleurs on a appris au dernier recensement que les bobos y débarquaient en hordes compactes. Comme des Iroquois s’emparant au terme d’une lutte héroïque d’un fabuleux totem tout imbibé d’énergie. Deux cents mille à ce qu’on dit, reconquérant au fil des gonflements immobiliers des lopins de cette prairie sacrée, où, peut-être, un de ces quatre matins, quelque chose d’inédit se produira . En attendant, on achète et cher !

On prend les devants ! On ne veut pas être en reste ! On veut être au balcon….

Des fois que Joséphine ou bien le grand Charles, Napoléon, Bismarck, Catherine Langeais, ou l’illustre Gaudissart se décideraient à nous danser un formidable quadrille à la Concorde au rythme des applaudissements de huit cent mille éberlués frénétiques, sautillant en rond autour de leur totem.

On sera d’ici ! On pourra dire comme Napoléon le soir d’Austerlitz : Vous y étiez !

Comme si être d’ici, c’était bénéficier d’une mitoyenneté avec l’appartement de Dieu le Père, qui comme l’on sait, habite là, évidemment , palier de droite, porte du fond, linteau frappé de l’emblème des nautes  : FLUCTUAT NEC MERGITUR.


René Réveilliez