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LA POÉSIE ET LE VERBE

  « Et le verbe s'est fait chair », quand je parle du verbe, c'est dans un sens proche de celui-là, presque une incarnation de la parole.
Evidemment, tout cela reste très métaphorique et aussi quelque peu hyperbolique. J'ai beau ne pas être chrétien, la formule de Jean l'Evangéliste me paraît superbe, et pour un poète, un idéal permanent esthétique et spirituel à atteindre.
  Je ne le crois pas séparable de la parole, c'est-à-dire de la voix, de l'énonciation verbale. C'est dans et par la parole que la poésie a pris naissance et qu'elle a défini les principes qui la constituent : mélodiques, rythmiques et syntaxiques. Elle a été faite par le verbe en action dans le verbe, et elle se dégrade à s'en séparer. L'écriture est son piège. Elle la sépare d'un auditoire immédiat et favorise la création d'une poésie savante qui s'adresse à des adeptes ou des initiés. Initiés et rivaux, et, sur le papier, il n'y a pas de frontière qu'on ne puisse franchir, pas de règles qu'on ne puisse transgresser. La poésie sur le papier est plus souvent faite de l'encre du poète que de son sang, comme il s'en vante pourtant. Quelle est son audience ? Elle ne cesse de se perdre au fil du temps. On ne parle plus aujourd'hui que de « lecteurs » tant il paraît évident que la poésie n'est plus écoutée, mais seulement lue et appréciée par l'oeil, ce qui la dénature gravement. La chose passait inaperçue tant que la poésie restait un langage de société, de société distinguée et distinctive, qui l'absorbait et la consommait, et elle parait de son prestige la production dramatique. Quand même il faut voir les querelles que suscitent ses règles pour mesurer la part de conventions qui l'emmaillotait. En France, dans la société d'Ancien Régime, la poésie était en liberté surveillée. Ce qui ne nuisait pas forcément à sa qualité, mais elle n'a pas résisté sur le terrain dramatique à la concurrence de la comédie et du drame en prose, plus naturels et plus expressifs, qui répondaient à un public plus large et hétérogène, et qui l'ont supplantée. La langue l'emporte sur le verbe quand le verbe ne suit plus la langue. Ezra Pound a dit assez cruellement de la poésie française et de ses poètes : qu'ils avaient gelé leur langue. Et n'est-ce pas vrai que le goût du raffinement, d'un raffinement initial de cour et ses séquelles, est souvent passé avant celui de l'expression ? On s'est plu, plus tard, chez certains poètes, à scandaliser le bourgeois, en gardant la religion de la tradition classique et de l'économie qui servait à Racine pour faire tout son théâtre, sauf que la poésie de Racine est tout entière subordonnée au souci d'un auditoire de cour et de salon que son génie parvient à transcender. La Fontaine, imaginerait-on qu'il ne soit l'objet que d'une lecture muette ? On perdrait ses fables si on ne les récitait pas. Il n'y a guère que Victor Hugo, que nombre de ses contemporains s'empressent de dénoncer comme la quintessence du poète bourgeois (Baudelaire, Lafargue-gendre de Marx et auteur du Droit à la paresse- Zola), qui en combatte le principe. Hugo, notre poète démesuré, au lexique innombrable, curieux même de l'argot, le moins encombré du préjugé aristocratique de la langue. La poésie de son siècle lui doit tout, ce que Baudelaire, si admirablement lucide dans ses jugements esthétiques, reconnaît dans les études qu'il lui consacre, alors que dans le for intérieur de ses cahiers intimes, il l'exècre et le vomit. N'empêche que confrontés à un tel champion du verbe, lui-même et ses successeurs qui seront ses héritiers détruiront tout à fait l'édifice de la prosodie classique et reconstruiront une autre poétique de la langue.
  Je ne pousserai pas le paradoxe au point de renier l'écriture. Elle est un prodigieux conservatoire des oeuvres de l'esprit, poésie comprise, et elle en permet le progrès, seulement en France, la poésie s'est enfermée dans une gangue qui la distingue du langage commun. Une langue noble, socialement distincte, que reconnaissait l'Académie et qui permettait d'y accéder. La Révolution n'a guère changé les mentalités. Les poètes voulaient être académiciens, Baudelaire compris (j'ai l'air de m'acharner contre lui alors que je l'adore, enfin que j'adore l'artiste qu'il est). Heureusement on a Rimbaud qui ouvre avec véhémence et passion la voie de toutes les transgressions formelles, et qui, grâce à son dédaigneux abandon de la poésie, se fait une réputation immense et légendaire. Le surréalisme, après lui, a été un moment où tous les enjeux poétiques ont été révisés, mais c'est quand même un nouveau formalisme qui s'en est dégagé, privilégiant l'obscurité du texte. Pourtant les poèmes que l'on aime des poètes surréalistes sont ceux exempts d'obscurité. N'empêche que c'est la poésie de laboratoire qui a sévi, en de médiocres créations que le pédantisme des cercles littéraires a acclamées, alors qu'elles fermaient l'accès à la communication nécessaire entre un public vivant et la poésie. Aujourd'hui, les poètes peuvent vivre dans l'ignorance du public puisque le public a déjà choisi dans sa grande majorité de les ignorer.
 
  Je ne juge absolument pas la poésie sur ses contenus, ses motifs et ses formes. Je la crois trop diverse et inattendue pour fixer son paysage, mais je m'insurge quand la poésie est vide d'énergie, de sentiments et d'émotions. Des formes vides de passion ne peuvent que s'affaisser sur elles-mêmes. Ce terme de passion est large, il englobe aussi bien le spirituel que le matériel, l'abstrait que le concret, à partir du moment où on n'en traite pas de façon impavide. Y a-t-il une poésie des géomètres et peut-il y en avoir une, exprimée en géométrie, langage des formes ? Oui, après tout, pourquoi pas ? Il y a en géométrie des formes élégantes et troublantes, comme le ruban de Moebius. Le trouble vient de la surprise et de l'émotion éveillée à la pensée que l'univers puisse être configuré de même. Le dessinateur Escher en explore admirablement les ressources. De même, on ne saurait nier le merveilleux mensonge des formes que permettent les lois de la perspective. La poésie revêt de multiples aspects et le poète est celui qui en révèle en langage humain une face inattendue et singulière, comme un filet jeté sur une réalité qu'on ignorait ou qu'on négligeait, ce qu'on ne se permettra plus à l'avenir. La zone d'ombre subitement éclairée nous fait ressentir le tressaillement de la beauté que suscite tout émerveillement. Ce n'est pas forcément la vérité. La poésie, il faut le reconnaître, est souvent l'art du mensonge. Dans tout art, il y a recours à l'illusion, et pourtant à sa façon, l'art renvoie l'homme à l'homme et à l'univers qu'il habite Il y faut un esprit d'aventure, car ce n'est pas absolument sans danger d'aller au bout de sa sensibilité, mais il ne suffit pas de tamiser au-dessus de quelque ruisseau pour avoir l'étoffe d'un aventurier de l'art et découvrir des pépites. Je trouve qu'on a beaucoup de tamiseurs en ce moment pour peu d'or obtenu. C'est aussi qu'on n'a plus d'Amériques à rêver pour en trouver. Et plus même d'Académie qui permette une ambition et un refuge.
  Il n'y a plus guère aujourd'hui que des poètes qui se lisent, s'écoutent parfois et se jaugent entre eux. C'est tout à fait stérilisant. La poésie tourne en rond, à l'abstraction, avec beaucoup d'intelligence, mais sans beaucoup de chair ni de substance. Le parti pris général semble être celui de l'impassibilité et de l'impénétrabilité. J'ai lu récemment un livre sur la poésie et la prose, bien épais, avec études, textes et gloses, non dénué d'intérêt, mais parfaitement ennuyeux. De la poésie plate comme à dessein. Où veut-on aller ? Quel avenir dessine-t-elle ? Il en existe une autre, plus émouvante, spectrale, presque diaphane, elle, tant elle est tournée vers l'intériorité du poète, en attente d'écho et dans l'impossibilité d'en recevoir d'un monde sans âme dont on dénonce l'incommunicabilité qu'on ne contribu pas à vaincre. Et, faute d'avoir son public, la poésie s'évertue à faire son propre éloge. Les poètes doivent avoir foi en la poésie, sinon qui l'aura ? Et pourtant, on ne peut pas dire que la poésie soit obsolète. Il y a un public latent. Nombreux sont ceux qui en écrivent peu ou prou, et qui ont l'ingénuité de la faire connaître et entendre autour d'eux. Significatifs aussi sont les ateliers d'écriture en vogue depuis une dizaine d'années. On ne peut pas dire encore maintenant qu'ils ont réveillé une haute conscience poétique dans ce pays. Et je crois que c'est parce que les conventions résiduelles sont trop fortes et les nouveaux modèles peu convaincants. Avec les recettes d'Oulipo, on peut animer un atelier poétique, ce qui est très bien en matière de culture populaire, mais on ne peut pas, à coups de recettes, inspirer de grandes vocations. Il y faut la foi et l'enthousiasme que le recours à des procédés ne suffit pas à éveiller. L'art authentique est un foyer ardent où se brûlent ceux qui l'atteignent.
  C'est là sans doute que je reviens au slam, non pas que ce soit un modèle abouti et absolument convaincant, mais il présente l'exemple d'une poésie jeune, où on entend des voix vibrantes dans une langue actuelle, rugueuse et orageuse. Ils disent une poésie sans règles, directe, crue, qui naît d'une nécessité intérieure, avec une intensité et une éloquence communicatives. Ils sont surprenants quand on les entend, souvent moins quand on les lit, car l'écrit ne couvre pas le registre de leur voix et de leur ardeur. Mais cette ardeur dissipe le temps qu'elle s'exprime nos réticences à l'égard de leur absence de culture (pas totalement absente d'ailleurs chez tous), car elle témoigne du fait que la poésie, une poésie incarnée, est possible. La parole est juste quand elle rend un son juste, et qu'elle est ce qu'elle dit, ce qu'aucune parade littéraire ne permet d'accomplir. Ils n'ennuient pas alors qu'aujourd'hui la poésie conventionnelle, surtout contemporaine, quand elle se produit n'attire qu'un public rare, averti et compassé.
  J'ai tendance à penser que le retour à la voix et à l'oreille serait un exercice salutaire pour la poésie. Elle subirait des contraintes moins fallacieuses que celles d'écoles qui ratiocinent plus qu'elles ne raisonnent. Face à un public qui écoute de toutes ses oreilles, il faut trouver des façons vivantes de s'exprimer, comme dans toute faculté de parole.
  Idée pas si nouvelle : Bruant, Rictus, Prévert, Dimey s'étaient déjà engagées dans cette voie, mais le préjugé poétique les a relégués dans les basses fosses de l'art et peu de poètes se compromettent à les suivre sur le terrain d'une langue aventureuse. Héritiers d'une langue précieuse où on se donne plus volontiers pour modèles Henri Michaux, René Char et Paul Celan. Très honorables modèles qui imposent par leur talent de respecter leur hautaine singularité, impossible à reproduire. La langue poétique ne peut pas toujours être tirée par le haut. Il lui faut redescendre sur terre et se nourrir des humus qui se sont formés au sol entre-temps. Hélas il faut le dire, souvent les poètes en France sont des snobs, terriblement égocentriques et paradoxalement grégaires dans les audaces.
  Tout l'honneur du poète est de dire ce que les autres hommes n'arrivent pas à exprimer, et de le dire pour eux, en reconnaissance d'un même monde auquel appartenir.

ALBERT PESSES