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DÉBAT SUR LA NATURE ET LE SORT DE LA POÉSIE
ACTUELLE entre Michel JAMET et Albert PESSES


Albert PESSES :

Ce que j'appelle le verbe, c'est la métamorphose de la parole commune, pure de verbiage, apparemment nue tant elle est intense dans son propos. On est dans le sujet de la parole, d'emblée, à vif, immédiatement et rigoureusement en rapport avec le sentiment, l'émotion ou l'idée à traduire, si juste qu'elle implique quantité des relations contextuelles qui l'environnent. Le verbe, c'est tout dire avec une grande économie de moyens. En fait, c'est suggérer infiniment plus que ce qu'on dit. Et surtout ne pas se borner aux lieux communs. Entre autres, je n'apprécie pas une poésie compassionnelle qui se penche sur les malheurs ou les malheureux de ce monde avec une commisération suspecte, au seul bénéfice d'une conscience satisfaite. Il me semble aussi que la poésie lyrique au service de l'expression du moi est devenue si générale et envahissante qu'elle dégage trop souvent des relents fétides.

Les formes diverses que prend le verbe sont accessoires. Il y a des choix à faire dans le moment présent comme il y en a eu à chaque époque. La nôtre est si agitée qu'elle oblige à de perpétuelles redéfinitions. Je ne me sens pas dans la peau d'un leader poétique et je n'ai pas de manifeste à proposer. Ce qui me semble de bon sens, c'est d'abord de suivre la langue dans son évolution et ses emplois. La langue poétique n'est plus la langue noble d'autrefois, reflet de l'élite sociale qui la cultivait. Les catégories sociales ne sont plus étroitement closes. L'école, l'université ont élargi les sphères sociales et la bonne parole n'émane plus des mêmes cercles, ce qui fait aussi éclater les critères du goût. On peut déplorer la perte d'une qualité de langue indéniable, mais avec celle, actuelle, aux registres croisés, il y a une aventure esthétique stimulante à tenter. C'est ce qui me rend attentif à la nouvelle présence du slam. Il remue la langue poétique et la secoue. C'est surtout cet aspect qui m'intéresse, car les grandes pointures sont encore rares dans leur tendance. Mais elle évolue rapidement, et elle est passée d'un style gore brutal et machiste à une version plus consensuelle. Quand même, je ne sais pas si elle représente un terme décisif en matière de poésie actuelle. Et je sais aussi que je ne suis pas apte non plus à le donner.

Michel JAMET :

Ce qu'il y a de passionnant dans la poésie, c'est, comme tu l'observes, qu'elle défie toutes les définitions que l'on en peut donner. Comme si elle était irrattrapable et toujours sur le point de se dérober quand on croit la saisir, on ne peut en fixer les contours et dire définitivement ce qu'elle est. On peut dire ce qu'elle n'est pas ou ce qu'elle n'est plus. Tout est poétique s'il se trouve un poète pour le dire, c'est-à-dire le faire entendre comme tel Le poète transforme le réel en modifiant les représentations et cette altération des représentations modifie la face du réel. Et c'est la vertu incantatoire du langage que le poète met en œuvre. En disant, il fait être ce dont l'atmosphère est chargée, ce que l'on perçoit vaguement et qui était en attente de nomination, mais n'avait pas de mots pour se dire. Il est donc bien question, comme tu l'affirmes de métamorphose de la parole et d'un abandon par la poésie de ses anciens lieux, d'une migration donc vers des lieux où retentit la parole franchement inspirée, mais il y aurait quelque chose à dire, et, sans doute, le ferais-tu mieux que moi sur la force de renouvellement qui peut se trouver habiter la chanson.

Peut-on, par exemple, être poète toute sa vie, comme certains, du fait qu'ils en ont obtenu ce label ou cette qualification dans leur jeunesse, s'imaginent être « artistes à vie » ? Ce qui me renvoie à l'interrogation fondamentale : la poésie est-elle un mode de vie, un certain type, une nuance de notre rapport au monde ou un mode d'écriture auquel on pourrait s'exercer, si l'on en sent le besoin, avec une liberté et comme une désinvolture, pour dire certaines choses que l'on ne croit pas possible de manifester autrement ou bien est-elle un mode d'expression exclusif et singulier, qui fait que certains, qui sont poètes, n'envisageraient aucunement de devenir prosateurs si la possibilité leur en était donnée ? Est-on poussé à écrire poétiquement par une nécessité qui ne s'imagine aucun autre moyen ou bien, parmi tous les genres, choisit-on celui là pour son caractère élevé dans la hiérarchie ou difficile ou bien encore parce que l'on est naturellement disposé à écrire des textes courts et fortement rythmés ?




Michel JAMET :

Peut-on écrire une poésie sans inspiration, toute concertée et volontaire pour le plaisir d'assembler des vocables et de se réjouir des effets de sens produits par les rencontres hasardeuses, par un attrait donc pour l'arrangement et pour le ludique ou bien est-ce qu'on ne trouve, pressé par l'émotion, quelque soulagement, quelque aide qu'en s'en remettant aux mots ? Mais cette grâce, cet afflux d'images, peut soudain s'interrompre et faire défaut Peut-on alors se trouver rejeté de la poésie vers la prose, et, comme on peut aussi le craindre, vers le silence ? Les quelques restes qui demeurent des rêves au réveil, étayés, prolongés et trahis par les associations dont ils peuvent être l'amorce et le prétexte, ne peuvent-ils pas être, l'occasion de courts mais denses poèmes en prose ?

Y-a-t'il une poésie du monde dont la nôtre ne serait que l'une des expressions ou l'un des modes possibles, mais j'éprouve quelque gêne à affirmer qu'il existe une conaturalité de la poésie et du monde. Elle provient de cette identification de la poésie à un monde rural ou préindustriel aujourd'hui disparu, à une ruralité conservatrice comme cela s'entend chez Heidegger. Comment dire notre appartenance à la nature, notre immersion en elle sans passéisme, sans nous draper de nostalgie et sans nous irréaliser dans un monde que nos contemporains ne voient plus sans risquer de s'absenter de ce qui fait la lumière d'aujourd'hui, singulière, comme le disait déjà Baudelaire, de briller sur la foule ?

C'est bien du monde auquel nous sommes présents qu'il faut parler. Il n'y a pas de sujet poétique par nature. Il n'y donc pas à craindre de devoir s'inscrire dans une forme déjà empruntée. Il ne faut pas non plus se priver de ce que sols, minéraux, eaux et arbres nous apprennent, même si nos contemporains n'en connaissent que l'abstraction. La poésie serait alors délivrance d'un concret sensible, d'un concret dans l'espace des mots et viserait cet aspect qualitatif du réel que la science, platonicienne par nature, a abandonné pour l'idée pure. Comment tenir ensemble technologie et sensible, si ce n'est par la poésie, qui montre la chair signifiante dont elle est faite, en étale la respiration sur le blanc de la page, chemine de pair avec certaines réalisations artistiques contemporaines soucieuses de faire redécouvrir que ce dont l'on traite en termes de masse, c'est d'une pesanteur que l'on peut éprouver sur sa poitrine si l'on y dépose ou appuie tel ou tel corps.

La poésie serait alors une certaine manière d'escorter ce sensible révélé à notre corps pour le rendre sentant ou le réintroduire au sensible. Elle est secrétée par tout ce qui parait la condamner à la disparition. Elle est comme cette nature qui reprend ses droits dans les friches industrielles. Ce n'est plus de l'art au sens traditionnel et ce n'est plus de la poésie, mais quelque chose qui nous renvoie du corps connu et scientifiquement objectivé au corps dont nous avons un savoir intuitif, mais pas de connaissance scientifique parce qu'il est notre corps éprouvé et non pensé. C'est la vie ou le monde qui se connaît en nous ou à travers ce nous sentant et senti, pensant et écrivant rempli de cette cadence qui nous transcende et nous fait délivrer l'au-delà de nous-mêmes dans les mots de tous.

Comment être lyrique en s'évadant du lyrisme convenu pour inventer mots et rythmes accordés aux grandes pulsations et équinoxes de l'âme, à ces mouvements où s'atteste et se prolonge la nature en nous ? Les mots justement scandés ne sont-ils pas un moyen pour lutter contre ce qui nous entraîne hors de nous, contre ce qui nous arrache à nous-mêmes, un moyen et une assistance pour demeurer présents, un rempart contre l'envahisseur, qui surgit du plus profond de nous même ? Ils sont, les mots, ce que l'on gagne avec difficulté, ce à quoi l'on s'attache avec peine et auquel on donne la valeur de bouée de sauvetage, ce avec quoi aussi on se défend contre un soi qui entraîne aux abîmes. Ils sont aussi ce grâce à quoi on peut remonter vers la lumière dans ce puits sans fond qu'est le moi, ce grâce à quoi on se maintient en surface, ce qui vient étayer par en dessous le corps toujours à l'instant de se disperser et de se fuir dans l'anonymat.

Plus d'une fois, imaginant sur le bord du rivage quelque traversée, ne s'est-on pas dit que l'on pourrait toujours en cas de péril approchant et redouté, venir s'accrocher aux bouées situées aux limites des courants et des fonds ? On aurait sans le savoir le pressentiment du caractère symbolique de cette traversée, image anticipée de ce qui peut advenir dans la vie avec ses remous et ses turbulences, et l'on regarderait, ignorant que ce n'est pas encore d'une traversée seulement maritime qu'il est question, mais d'une traversée où les périls sont autres, du rivage danser dans le courant ces fortes bouées amarrées. On croirait volontiers que l'on peut y chercher refuge avant qu'une aide ne vienne nous délivrer et ne mette un terme à l'entreprise que l'on a commencée, seul, en présumant de ses forces. C'est alors que naît la poésie, quand les choses balancent, que le sort semble en être jeté, mais que quelque lumière se montre. La poésie, c'est quand l'on est en train de perdre quelque chose ou que quelque chose est en train de se dérober ou que nous nous sentons lâcher prise, non seulement dans le moi, mais plus encore dans le monde qui nous ignore. C'est un effort ou une tentative pour se retrouver quand tout échappe et qu'il ne demeure qu'un crayon et un morceau de papier pour reconstruire ou construire. C'est dans le moi que nous sommes touchés, mais ce n'est pas nécessairement le moi qui en est l'origine.

Albert PESSES :

Cette fois-ci avec le texte de réflexions que tu m'as envoyé, tu situes le débat que nous échangeons à une redoutable altitude. Il est beau, mais j'ai éprouvé à le lire le même sentiment vertigineux que j'avais ressenti à la lecture de tes poèmes sur la montagne dans Princes, e t à leur évocation majestueuse, quasi minérale par le choix de la langue et du rythme.

Ce n'est pas ma façon de m'exprimer. A chacun son langage, du moment que chacun reste authentique et de bonne foi dans le sien. On n'est jamais que trop borné dans ses règles et dans ses principes. Nous ne rivalisons pas, mais raisonnons.

Il me semble que tu poses tout d'abord le problème de la vocation poétique, exclusive, impérieuse qui écarte et dédaigne tout autre moyen d'expression littéraire. On n'en trouve plus guère le modèle tant le roman a la prééminence aujourd'hui. Il y a des obstinés de la poésie, et Michel Butor est un très beau cas d'écrivain romancier, fidèle à la poésie, à laquelle il est retourné, une fois son goût pour la création romanesque épuisé. N'empêche que c'est au roman qu'il a en premier payé son tribut, et ce n'est pas sans raison. La poésie, surtout en France, n'a pas de réel public. La moindre réputation littéraire passe par le roman, l'essai ou la chanson. La poésie rebute et ennuie.

Je ne crois pas qu'un poète écrive sans public, je veux dire sans avoir un public en tête. Mais le plus souvent, j'ai l'impression qu'en se raffinant à l'extrême la poésie ne se cherche plus d'autre public que des rivaux qui raffineront entre eux. Je ne sache pas qu'on ait jamais créé de poésie adamantine, même si on pense à celle d'un Mallarmé ou d'un Saint John Perse. Et si c'était le cas conviendrait-elle aux hommes ou ne servirait-elle qu'à les humilier en les traitant de plus haut qu'ils peuvent être? 

La poésie en France a toujours été expression d'une culture et d'écoles littéraires. Ni Rimbaud, ni Artaud n'ont été des poètes spontanés. Quelle que soit leur intensité, on perçoit la peine qu'ils se sont donnée en s'inscrivant dans des formes traditionnelles d'abord, qu'ils ont fait éclater ensuite. Sans doute, dans des temps très lointains, les poètes étaient les bardes de leurs peuples, et il y avait des poètes qui n'étaient que poètes, héritiers d'une transmission orale dont le canevas pouvait se transformer librement ou même être initié sur un motif nouveau. Tels qu'ont dû être, dans l'ordre musical, les premiers grands musiciens du jazz, improvisateurs de génie, grands interprètes et grands initiateurs de la culture et de la sensibilité de leurs frères.

Il s'est passé quelque chose dans la seconde partie du XIXè siècle, au-delà des aspirations romantiques, qui a entraîné des poètes très différents, nullement liés l'un à l'autre comme Rimbaud, Corbière –par moments-, Lautréamont et Mallarmé dans la voie d'un éloignement ou d'une obscurité délibérée. Est-ce surtout la fascination rimbaldienne qui offrait l'exemple d'une œuvre annoncée comme une entreprise surhumaine (je travaille à me faire voyant) et interrompue prématurément et dédaigneusement après avoir bouleversé tous les codes plus ou moins  consensuels avant lui ? La tentation d'une place à prendre, d'une tâche à poursuivre, a attiré après lui nombre de poètes tentés par la même aventure : les surréalistes, René Char, Henri Michaux, Paul Ancel, pour citer les plus remarquables. Ils rompent les amarres avec toute espèce de poésie familière et communicable La poésie cesse d'être un langage commun. Ils sont possédés par un souci dévorant de recherche qui est peut-être d'atteindre une sorte d'absolu de la poésie. Ils sont poètes comme on est Proust, Joyce ou Kafka, c'est-à-dire de grands solitaires qui dialoguent avec des idées et des principes où on est de son siècle avec les philosophes, mais pas, ou peu, avec la science, pourtant phénomène dominant des temps modernes. Est-ce sans raison ? La poésie serait-elle incapable de l'exprimer ou de la rendre présente ?

Est-il vraiment intéressant de poser la problématique d'une opposition entre le génie poétique et le labeur d'exécution ? Quand on ne poursuit que la performance formelle, c'est forcément le labeur qui triomphe. Piètre victoire qui n'intéresse réellement pas grand monde en dehors du cercle où l'on exerce. Peut-on écrire une poésie vraiment humaine sans y mettre de passion ? Et par conséquence naturelle, de déraison, déraison qui contient par éclats des pépites d'intuition souveraine.

Évidemment je peux difficilement accabler des poètes au talent considérable alors que moi, j'en ai peu. Mais d'être si inaccessible me paraît quand même relever d'une sorte de trahison dans l'exercice de l'art poétique, qui plus que n'importe quelle discipline ou genre, a l'homme pour objet ou sujet, et dont le rôle est de le soutenir et de l'accompagner. Les grands talents se parlent entre eux. Est-ce pour se comprendre ou pour rivaliser ? Cela fait longtemps, trop longtemps qu'ils opposent un silence de falaise aux hommes qui les interrogent. Alors la poésie vivante, ignorante de leurs performances, les contourne et s'exprime avec les moyens souvent indigents dont elle dispose. Par ailleurs, il y a épuisement des grands talents contemporains reconnus. La vague que le surréalisme avait éveillée et produite s'est éteinte avec ses derniers poètes. Chacun ne parle plus aujourd'hui que de poètes vivants qui lui sont connus, mais ignorés des autres. Forcément, quand il y a tant de chapelles, il y a autant de ghettos…La poésie se stérilise dans sa démarche et sa diffusion, et je pense que les deux phénomènes sont liés.

Les poètes ont la langue pour guide et je comprends qu'on se la donne pour repère, mais pas pour seul objectif. Elle n'est pas détachable des hommes qui s'en servent pour communiquer, et quand les hommes parlent d'eux-mêmes et quand on veut parler des hommes, le langage n'a nul besoin d'être ésotérique. L'ésotérisme est le goût de la singularité, seulement il devient fastidieux quand il se répand et devient systématique. Je suis du côté de la langue commune et de ses éventuels contours, qui sont je crois les seuls susceptibles de passer au crible des sabliers poétiques actuels et à venir, pour autant qu'on ait encore la chance infime de durer en un temps où la durée est devenu la denrée la plus éphémère. Rien ne dure qu'autant que le regard de l'observateur qui l'estime, n'est –ce pas là une application de la théorie de la relativité ? Conclusion bouffonne, mais c'est très récemment que j'ai entendu un poète (qui ?) dire à France Culture que la dérision était la dernière chance de la poésie actuelle. Alors je la saisis.




Michel JAMET :

Il y a sûrement toujours eu une poésie de cour ou une poésie intellectuelle où le raffinement, l'exercice conscient et délibéré se font ou peuvent se faire au détriment de l'émotion, une poésie où la supériorité des mots par rapport à la chose engendre la dextérité verbale, et, il y a aussi une poésie de l'émotion, qui se préoccupe moins de la manière de la dire que de la sincérité avec laquelle on l'éprouve, une poésie où l'art compte moins que l'authenticité et peut être ressenti par l'authenticité recherchée comme un trouble ou une gêne insupportable et si cette supériorité n'oblige pas au silence, elle fait que les mots cèdent la place à un indicible ou à un ineffable, qui exprime cependant la chose dans sa qualité. C'est entre mutisme et bavardage sans consistance que se tient la poésie, que je voudrais pure d'ésotérisme. On oublie les mots pour garder l'idée et c'est de la prose. C'est au terme que parait l'idée si l'on peut encore parler d'idée, les mots évoquent plus que ce qu'ils signifient, et c'est de la poésie. Et c'est ce que je voudrais montrer dans les réflexions qui suivent.

Exprimer le plus avec le moins de mots possible. Avec le moins faire un plus qui l'est moins en extension qu'en intensité. Modifier un terme, c'est devoir tout changer de proche en proche et dénaturer au besoin l'inspiration primitive, mais c'est aussi s'exposer, de variation en variation emportant une réécriture totale, à rencontrer, au jeu des alliances et des mésalliances, des aiguillages et des réseaux de sens que les premiers jets n'ont pas laissé affleurer.

On vient à la poésie, poussé par un goût de l'essentiel, qui fait pratiquer l'ellipse de tout ce qui n‘enrichit pas le sens, de tout ce qui peut apparaître comme un luxe et qui, loin de parer, enlaidit. Au lecteur de restituer ce que l'on a omis. On choisit de ne pas tout dire pour affirmer ce que l'on dit de telle manière qu'il ne puisse en être imaginée aucune autre et avec une force telle qu'il n'est pas possible d'en rencontrer ou même d'en imaginer une qui la surpasse. On peut aller, de retranchement en retranchement, jusqu'à laisser paraître dans son intégralité le blanc du papier. Loin que ce soient les mots qui le recouvrent, le papier dans sa blancheur y découpe des îlots ou des péninsules, les mange ou les dévore. C'est à une savante disposition des blancs et des noirs, toute entière tendue vers l'expression de l'essentiel, que l'on travaille. C'est encore une manière de parler silencieuse dans laquelle la pensée s'apparaît comme corps. Il peut aller très loin ce goût de l'ellipse, jusqu'au retranchement ou à la suppression de tout signe écrit. Comment ne serait-on pas tenté, quand on ambitionne de dire mieux, par le fait de ne rien dire, qui prévient toute bouffissure ou graisse superflue ? De se taire pour enfin dire ce qu'il faut ?

Dire ce qui importe seul, et, le dire d'une manière qui ne puisse pas être effacée, égalée ou perfectionnée, telle pourrait être la raison qui conduit en poésie celui qui a déjà voyagé dans le langage, s'est heurté à ses angles et s'est désaltéré à ses sources. Il en est une autre, qui pourrait être le fait de ceux qui s'élèvent dans le langage, qui sont trop neufs pour en avoir éprouvé l'usure, mais en jouissent comme de l'instrument de leur réalisation. Envisagée sous cet aspect, la poésie est la chose elle-même dans sa manifestation, la chose qui produit la manifestation en la disant et la chose qui s'offre sans délai à la convocation.

A l'image du pinceau, le vers construit à mesure qu'il transporte. On n'y fuit pas les tracas. Le trajet et le dessaisissement qu'implique l'écriture poétique ne se pensent pas dans ces termes. On s'emporte soi-même autant qu'on est emporté. On ne fait ni ouvertement ni subrepticement sécession. On suit le vers d'un mouvement actif. On y est à la fois le vent qui gonfle la voile et le bateau poussé. On échange ce que l'on peut reconnaître comme réel à sa capacité d' infliger un démenti contre la réalité même du poème, qui a toujours assez d'étendue quelle que soit sa longueur, pour que l'on imagine possible de s'y mouvoir et que l'on s'y meuve avec joie.

On quitte ce qui résiste autant qu'il repousse pour quelque chose qui retient et caresse en soi. C'est dans le poème que véritablement on se trouve et que le poème se précède. Il est écrit avant que l'on ait pris la plume. Il ne demande pas à être inventé, mais seulement découvert. On soulève le voile. Il apparaît. Il en va du poème comme de la statue qui préexiste dans le marbre. Le ciseau la dégage. Le sculpteur ôte la matière en excès. Le poète débarrasse le langage de ses scories, de ses images usées pour avoir été prodiguées sans que réflexion soit faite sur le sens qui les habite et qui conduit le poète à affirmer, jusque dans son désir de rupture, les préjugés établis. Renouveler le langage, le restaurer dans sa pureté pour changer le monde, telle est son ambition.

L'artiste ressent-il plus ou moins que les autres, de la même manière ou différemment ? Se distingue-t-il, non par les émotions ressenties ou par les passions éprouvées, mais par l'urgence de dire et par la capacité à le faire ? Il pourrait être celui qui suspend sa marche quand les autres poursuivent, qui soudain arrêté par la vision entreprend d'en fixer les contours, d'en clarifier le contenu, sinon d'en déchiffrer le message. Qu'il sente ou ressente plus que les autres, le poète n'est-il pas d'abord celui qui habite la langue, qui en connaît les chemins autant qu'elle connaît les siens ? N'est-il pas celui qui entretient avec elle un rapport qui n'est pas de commodité seulement, mais d'union et de désunion, d'entente et d'hostilité, qui a besoin d'elle pour gouverner ce qui prive de contrôle, qui peut y disparaître plus englouti encore que par ce qui le submergeait et contre quoi la langue offrait un recours ? Ce réel que l'on quitte emporté par la poésie, à supposer qu'il possède un visage identifiable, en retrouve-t-on si aisément le chemin ? Ne faut-il pas, en même temps que l'on se hasarde, s'assujettir à des tâches clairement définies, celles auxquelles oblige la langue pour être audible ?

Si l'émotion retentit dans le premier vers, sa chaleur se fait sentir, neuve encore, dans le dernier. Dès qu'il est possible, le travail proprement littéraire en jouit. En donnant forme, et, tandis qu'il donne forme, il se réjouit de cette intensité que procurent seuls les mots, de cette exceptionnalité que les mots confèrent à ce qui a été éprouvé. Sans eux, la passion ne serait que stupeur ou ombre. Le travail en avive et en ravive le mordant. Il s'appuie sur ce qu'il peut y avoir de paralysant dans l'émotion, sur cet éblouissement qui laisse la langue muette tant qu'il dure.

L'émotion se maintient et accompagne, ressuscitée dans sa première vigueur, si ce n'est dans une vigueur accrue, le poète au travail. Le travail littéraire fait abstraction, pour en conserver et en transmettre la vigueur, de l'objet la cause, mais non de son retentissement dans le corps. Paralysé d'abord, celui-ci retrouve la vie avec les mots, dont le secours n'est pas invoqué en vain. L'émotion brise suffisamment, désunit ou prive de centre pour que l'on recherche, dans une hâte proche du sauve-qui-peut, le moyen de recoudre. On sent encore la vague peser, mais le gouvernail donne confiance. L'émotion fait brèche. En rendant les mots, le poète abrite. Il sauve l'homme de lui-même. Ce n'est pas en vain que le poète invoque.

Ce serait se tromper sur la nature de la poésie que de croire qu'elle est toute entière comprise dans le fond inanalysé des émotions, s'il est vrai qu'elle y trouve sa source et y retourne en les suscitant. Il ne faut pas confondre l'obscur où elle puise avec le fond émotionnel qu'agitent, sans vouloir le hisser à la lumière, de pseudos histoires vraies à l'affût des effets produits par le sensationnel. Ce serait aussi se méprendre que de bannir, là où souffle et respiration sont primordiaux, le travail du corps au profit du seul et exclusif fonctionnement cérébral jouissant de sa cérébralité même. Animée par une défiance envers un fond poétique impur, une poésie du poète réfléchissant les conditions de l'écriture, s'est construite dans le déni des mouvements du corps. Entre les deux extrêmes d'une poésie de l'esprit seul et de l'émotion brute, il y a place pour une œuvre personnelle nourrie de culture et ouverte au monde intérieur du poète. Par là, tout en faisant son nid dans la culture, le poète la revivifie en lui transportant la vie qui l'anime.

Les mots ont manqué ou flétri sur pied. D''autres et nouveaux mots apparaissent, qui essayent d'accueillir l'intrus, car la rencontre est toujours perte de repères, questionnement des positions et interrogation des légitimités. C'est cet échec même du langage et le fait de se trouver devant quelque chose dont on ne parvient pas à se saisir - ce que l'on ne s'explique pas, on va le dire, porté par l'espoir que des mots et dans les mots surgira sa compréhension - qui provoque au dire poétique. On a été débordé et c'est dans ce débordement qui rend muet, dans ce mutisme même, que l'on trouve la force qui pousse à créer. On a porté jusqu'à l'incandescence ce que l'on va mettre en forme. Même si disant une chose, il en dit toujours une autre, le poème est construction. En s'élaborant, la poésie construit le poète. Elle se secrète elle-même. Elle ne coule de source que si l'on admet que la langue en est l'origine et la fin. Le poète y a séjour et puissance. Il en tient sa naissance. La mort l'y range. Des fondations jusqu'à la toiture, le poème est maison.

Il a renoncé au pouvoir de localisation et de liaison temporelle de la prose. Il s'est démis d'un soi temporalisé et spatialisé pour faire son entrée dans un soi dont les frontières ne cessent de se déborder, un soi sans rivage à force de s'étendre. Le propos se dépersonnalise et se singularise, l'universel se trouve. Il n'est aucun sujet qui s'indique ou se montre comme poétique. La poésie ne vient que par le poète. Il suffit que le vers s'élève pour que soit introduite dans un autre univers la plus prosaïque des réalités. On ne quitte pas ce monde, c'est un autre monde que l'on y découvre, parce qu'on le fait être.

A travers l'inspiration, le contact est maintenu avec l'émotion. On se baigne et baigne de nouveau. On s'environne, on est environné d'une mer très tendre. C'est un entour et cet entour pénètre de toutes parts. Rempli de sa pensée, porté par sa pensée, on demeure. On ne la quitte pas d'un pas. Sent-on revenir l'inspiration ? Il parait trop rapproché, si lointain, soit-il, le moment de sa manifestation. Le grenier est rempli. Le grain est inépuisable. On se prépare cependant. On n'est jamais prêt à recevoir la visite. Toujours pris à contre-pied, jamais dans les bonnes dispositions, en hâte, on saisit l'instrument. On pince les premières cordes. S'être toujours préparé à autre chose, recevoir le coup sans moyen de le parer, n'est-ce pas là définir la poésie ? C'est cet état d'impréparation ou d'improvisation, qui la caractérise, si l'on veut bien considérer que, si savant qu'il soit dans sa langue, le poète ne dispose pas du langage et s'avance, étranger, en terre étrangère.

Là où la prose se précipite en ligne droite, de gauche à droite, du haut vers le bas de la page dont elle meuble tout l'espace, le poème est répétition et retour. Mise en page donnant à voir les régularités, répétitions sonores et rythmiques, les faisant entendre, le caractérisent. Essentiellement reprise, le poème n'est qu'un effort d'expression continué pour exprimer ce qui se défait sous le pas qui s'approche, pour saisir ce qui se donne et s'évanouit en même temps. C'est pour cette raison qu'il ne peut jamais y avoir de poésie faite, mais seulement une poésie recherchée ou désirée. Elle n'est au départ que pour manquer à l'arrivée. Les mots n'enferment que ce qui s'est retiré, mais il n'est sous eux nul cadavre.

Toute la poésie réside dans le moindre poème. Toute la difficulté est présente dès le premier vers. On pourrait affirmer qu'elle attend pour submerger, toute entière massée derrière la couverture, que l'on ouvre par mégarde. Il n'est pas rare que la difficulté à comprendre de quoi il est question et ce qui fait sens ne conduise à reposer précipitamment le livre. La poésie n'exige pas seulement disponibilité, mais engagement. Il ne faut pas rester devant le poème, mais reprendre à nouveaux frais l'effort consenti. Il n'y a, en effet, de poésie que pour ceux-là seuls, qui deviennent poètes et l'effet même du poème est de poétiser ou de transformer notre perception du monde, ce qui, en modifiant nos représentations, est une manière de le modifier ou conduit à le modifier.

On se trouve sans transition en haute et même en très haute altitude. Si haut que les plaines sont perdues de vue dès le premier pas. L'oxygène est rare. Le minéral est sans complaisance. Qu'il n'y ait plus de langue ou d'objet poétique proprement dit ne rend que plus sensible la blessure. La poésie convoque les plus hautes puissances de l'esprit dans leur suprême degré. Elle les veut en acte. Elle exige une ré-effectuation qui refonde. On ne se contente pas de suivre de l'extérieur, en philosophie, le mouvement de la pensée. On essaye sur sa raison la force des arguments. On remonte jusqu'au cœur de l'intuition première. Il en va de même en poésie. Il ne faut pas suivre, mais précéder le mouvement qui déploie le vers, saisir les prodromes de l'inspiration fondatrice pour apprécier la manière dont le poète la transporte.

La poésie est retour d'une poésie qui s'est perdue vers une poésie qui se retrouve. Redécouverte d'autant plus féconde de sa source qu'elle a été plus détournée, amputée ou dévoyée par la poésie même, qui, dans son long exercice, a pu paraître renoncer à se désirer pour se croire parvenue à la complète possession. Tout en elle invite à dépouiller le vieil homme, à abandonner ce que l'on a été pour naître à ce que l'on est. Elle est dénaturation en vue d'une renaturation. Naître à la poésie, c'est découvrir les ressources endormies de la sensibilité, augmenter l'acuité des sens, peupler son esprit de pensées qu'il n'a pas encore formées et d'images qu'il n'a pas rêvées. C'est, dans un mouvement semblable, renoncer, pour la poésie, à sa définition la plus formelle pour s'emparer de cela seul qui la constitue et qui est l'inquiétude de l'être.

Elle fait être l'extraordinaire en disposant selon l'ordre d'une respiration, qui bouscule l'ordre des mots, les vocables ordinaires, chargés cependant des associations les plus inédites ou s'appariant dans les concaténations les moins fréquentes. Ce n'est pas le moindre paradoxe. C'est en rencontrant leur épaisseur, en éprouvant leur force de refus que la poésie trouve aide et secours dans les mots, qui l'ont d'abord déçue ou leurrée. C'est dans le langage qu'elle se trouve, va au devant de son désir et se connaît comme désir. Si étrange que cela paraisse, le poète est fort de l'aide refusée et apportée dans le refus même. Il est poète celui qui s'offre aux mots, qui donne les mots pour en être autant soutenu que repoussé, autant trahi qu'exprimé, autant éloigné de ce qu'il voulait dire que rapproché de ce qu'il avait à dire.

Il faut posséder autant de sensibilité poétique, d'intuition de la langue et finalement de talent que le poète pour l'accompagner dans son inspiration et s'en faire le rhapsode. C'est en face d'un texte poétique que l'on se trouve sans doute possible quand il est impossible d'enlever un mot sans ruiner l'édifice, quand tous les mots importent à la chose dans le choix qui a été fait d'eux. Mais la médaille a son revers ! Comment entrer dans un texte qui frappe par sa compacité, dont la densité même dresse de hautes murailles ? C'est une vraie forteresse que le poème oppose au lecteur non prévenu. Il n'est dans le tissu serré du poème, dans l'entrelacement du son et du sens qui le caractérisent, aucune redondance, aucune répétition pour faciliter l'accès. Le poème ne vit que de décevoir l'attente, que de surprendre le lecteur en flagrant délit de mémoire littéraire et de débouter sa prétention à la compréhension.

On attend du roman qu'il explique le lecteur à lui-même, qu'il déploie devant lui un monde analysé dans ses déterminations. Il n'existe que dans l'après coup. On y cherche la clef de l'énigme, une aide pour comprendre ce dont l'intelligence importe autant qu'elle fuit, une lumière pour éclairer le fond d'obscurité qui nous constitue. Le poète devrait-il s'excuser d'écrire de la poésie, quand roman, peinture, cinéma et photographie n'hésitent pas à se dire poétiques ? Si le poète n'est plus le mage inspiré, s'il abandonne les oripeaux pour élire domicile dans l'anonymat, lui faut-il pour autant renoncer à l'ambition constitutive de la poésie, à cet effort pour exprimer ce que les autres formes de discours ou d'art échouent à dire ou disent imparfaitement ? La poésie ne peut, en effet, demeurer qu'à condition de vouloir toujours et encore comprendre, dans les quelques mots d'un discours unique, la totalité de l'être et du discours qui le profère.