LA JOLIE ROUSSE

Me voici devant tous un homme plein de sens
Connaissant la vie et de la mort ce qu'un vivant peut connaître
Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l'amour
Ayant su quelquefois imposer ses idées
Connaissant plusieurs langages
Ayant pas mal voyagé
Ayant vu la guerre dans l'Artillerie et l'Infanterie
Blessé à la tête trépané sous le chloroforme
Ayant perdu ses meilleurs amis dans l'effroyable lutte
Je sais d'ancien et de nouveau autant qu'un homme seul pourrait des deux savoir
Et sans m'inquiéter aujourd'hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l'invention
De l'Ordre de l'Aventure

Vous dont la bouche est faite à l'image de celle de Dieu
Bouche qui est l'ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
A ceux qui furent la perfection de l'ordre
Nous qui quêtons partout l'aventure

Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons nous donner de vastes et d'étranges domaines
Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité

Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait
Il y a aussi le temps qu'on peut chasser ou faire revenir
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l'illimité et de l'avenir
Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés

Voici que vient l'été la saison violente
Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps
O Soleil c'est le temps de la raison ardente
Jacqueline Kolb, la jolie rousse Et j'attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu'elle prend afin que je l'aime seulement
elle vient et m'attire ainsi qu'un fer l'aimant
Elle a l'aspect charmant
D'une adorable rousse

Ses cheveux sont d'or on dirait
Un bel éclair qui durerait
Ou ces flammes qui se pavanent
Dans les roses-thé qui se fanent

Mais riez de moi
Hommes de partout surtout gens d'ici
Car il y a tant de choses que je n'ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi

GUILLAUME APOLLINAIRE,
Poèmes retrouvés, Poésie-Gallimard
Que dire de plus ?

  Sinon que la quête et l'aventure poétiques sont indéfiniment à recommencer et qu'elles n'ont pas de frontières ni de bornes. On va plus loin, c'est tout, pour dire la parole humaine.
Apollinaire   Et cette parole, c'est la voix de l'humanité, dans toutes ses dimensions, c'est à dire sans préalables de niveaux de culture et de registres de langue.
Chaque tradition a l'érudition qui lui est propre. Nous vivons à une époque où les langues et les cultures se côtoient de plus en plus étroitement dans le monde.
  C'est une formidable opportunité. Que chaque culture nous dise ses traditions. En langue française, elles sont déjà nombreuses : belge, québecquoise, antillaise, algérienne, sénégalaise ou haïtienne, etc...., outre les traditions populaires. Chaque courant a son érudition, les bases théoriques écrites ou orales à partir desquelles il fonctionne.
  Par exemple, dans le slam actuel, si récent et abrupt, Nada, l'un de ses meilleurs poètes parisiens, s'il n'est guère savant en matière de prosodie classique, a l'érudition des sources du spoken word dont il se nourrit. Le préjugé littéraire doit être dépassé, car il est stérile, et c'est de fécondité que la poésie a besoin. Seulement qu'on n'oublie pas, qu'on se soucie toujours de l'élégance et de la beauté dans l'expression de son verbe poétique.
  Apollinaire achève son plaidoyer au début prosaïque par de très belles métaphores.
  Il est poète. Que le langage soit bas, noble ou soutenu n'importe pas tellement, la beauté à d'infinis visages. La langue et la syntaxe sont les pinceaux du poète, autant pour être le Caravage ou Murillo que Raphaël. Aveugles sont ceux qui ne voient la beauté que dans le motif et le sujet.

ALBERT PESSES